9.
La cellule était somme toute assez spacieuse, mais Kurt ne s’y sentait décidément pas à l’aise. Il ne cessait de faire les cent pas, ce qui avait le don d’énerver le colonel Harris.
« Calmez-vous, mon garçon, lui dit-il avec douceur. Vous vous fatiguez inutilement. »
Kurt s’immobilisa devant Harris, qui était confortablement installé sur sa couchette. « Mon colonel, chuchota-t-il, il faut nous évader !
— Pourquoi donc ? Cela fait des années que je ne me suis aussi bien reposé.
— Vous n’allez tout de même pas laisser Blick s’en tirer comme ça ? demanda Kurt d’un ton offusqué.
— Pourquoi pas ? Il est le chef, non ? S’il m’arrivait quelque chose, il devrait de toute façon prendre le commandement. Il passe par le stade de l’impatience, voilà tout. Quelques jours derrière mon bureau suffiront à le calmer, vous verrez. D’ici deux semaines, il en aura tellement marre qu’il me suppliera à genoux de reprendre mon poste. »
Kurt essaya une autre tactique : « Mais mon colonel, il va fermer les écoles de techniciens !
— Quelques vacances ne nuiront pas aux gamins, répondit le colonel Harris avec indulgence. Et puis, il suffira d’une semaine ou deux pour que les mères de famille en aient assez de les avoir dans leurs jambes, et c’est à lui qu’elles s’en prendront. La propre femme de Blick sera sans doute une des premières à se plaindre : elle n’a pas moins de six enfants ! Et je crois savoir que c’est une femme très, très déterminée. »
Sentant qu’il n’arrivait à rien, Kurt tenta sa dernière chance : « Mon colonel, écoutez-moi, je vous en supplie. J’ai un plan !
— Oui ?
— Lorsque le gardien viendra faire sa tournée du soir, allongez-vous sur le lit et gémissez comme si vous aviez très mal. Je lui dirai que vous êtes mourant, et, quand il entrera dans la cellule pour vous examiner, je l’assommerai !
— Je vous l’interdis formellement ! répliqua le colonel avec sévérité. Le sergent Wetzel est un vieil ami. Allez-vous enfin vous mettre dans la tête que je ne veux pas m’évader ? Lorsque vous aurez commandé une unité aussi longtemps que moi, vous ne refuserez pas l’occasion d’avoir un peu de paix et de calme. Je connais Blick comme ma poche, et il ne m’inquiète absolument pas. Cela dit, si vous tenez absolument à vous évader, je ne vois pas ce qui s’y opposerait. Mais faites-le en douceur. Comme ceci. » S’avançant vers les barreaux qui fermaient la cellule, il cria : « Sergent Wetzel ! »
Du fond du couloir, une voix lui répondit : « Tout de suite mon colonel. » Des pas se rapprochèrent, et le sergent, un homme plus très jeune, à la panse énorme, fit son apparition.
« Vous désirez, mon colonel ?
— Le lieutenant-colonel Blick et ses officiers ne sont pas dans les parages ? demanda Harris.
— Non, mon colonel, répondit le sergent. Ils célèbrent leur victoire en haut.
— Parfait ! Ayez l’amabilité d’ouvrir la porte.
— Vos désirs sont des ordres, mon colonel », dit le gros sergent avec empressement. Sortant une énorme clef du sac qu’il portait au côté, il l’enfonça dans la serrure. Avec un léger craquement, la porte s’ouvrit.
« Notre jeune ami Dixon voudrait s’évader, expliqua Harris.
— Personnellement, cela ne me gêne pas, lui assura Wetzel, mais cela risque de devenir embarrassant lorsque le colonel Blick demandera où il est passé.
— Le lieutenant a un plan, lui confia le colonel. Il va vous assommer, puis s’évader.
— C’est un peu plus compliqué, intervint Kurt. J’ai également l’intention de lui prendre son uniforme : cela me permettra de franchir discrètement le portail.
— Ça », dit le sergent en abaissant lentement son regard vers sa panse imposante (il faisait un mètre soixante de tour de taille), « ça ne sera pas facile. Mais je vous en prie, vous êtes libre d’essayer.
— Finissons-en, alors, dit Kurt en préparant un puissant crochet du gauche.
— Si cela ne vous ennuie pas, mon lieutenant, dit Wetzel en surveillant avec inquiétude le poing de Kurt, je préférerais que le colonel se charge de la besogne, s’il faut vraiment en passer par là. »
Harris s’avança en souriant.
« Prêt ?
— Prêt. »
Le poing de Harris s’abattit d’une petite dizaine de centimètres avant de frapper en douceur le menton de Wetzel.
« Aouch ! » grogna le vieux sergent sans se faire prier ; il recula de deux ou trois pas pour s’écrouler sur la plus molle des deux couchettes.
Sans perdre de temps, Kurt prit les vêtements du sergent, qui se laissa faire sans protester. Il ne restait que deux petits problèmes à régler avant de partir : le pantalon de Wetzel ne cessait de lui tomber sur les chevilles, et sa coiffe de guerre lui glissait obstinément sur les oreilles. Le problème du pantalon fut résolu en passant un oreiller dans la ceinture ; Kurt était d’ailleurs persuadé que cela faisait de lui un véritable sosie du gros sergent. Le problème de la coiffe réglementaire se révéla plus ardu ; il ne trouva pas de meilleure solution que de la soutenir de la main droite, la paume pressée sur le front comme s’il était plongé dans de profondes pensées.
Les premiers deux cents mètres furent faciles. Kurt suivit d’un pas assuré le couloir désert, la haute coiffe de guerre oscillant sur sa tête en dépit de ses efforts pour la maintenir en place. Arrivé à la porte, il frappa bruyamment, en criant à la sentinelle :
« Ouvre, c’est Wetzel ! »
Au moment où la porte s’ouvrait, il commit toutefois la maladresse de lâcher un instant sa coiffure, qui s’enfonça d’un coup jusqu’aux épaules, cachant sa tête et son cou. Son torse se trouvait directement surmonté d’une épaisse touffe de plumes mouvantes. Apercevant cette créature bizarre dans le couloir obscur, le sergent laissa échapper un cri d’épouvante. Il eut cependant la présence d’esprit de claquer la porte et de pousser le lourd verrou.
« Gardes ! cria-t-il d’une voix étranglée. Sergent ! Il y a un monstre dans le couloir ! »
Une voix ensommeillée surgit du corps de garde : « Quel genre de monstre ?
— Une créature horrible, avec des plumes en guise de tête !
— Demande son nom, son grade et son matricule », répondit la voix.
Kurt n’en écouta pas davantage. Après s’être dépêtré non sans mal de l’énorme coiffe, il la jeta au loin et regagna la cellule en courant.
Lorsqu’il y arriva, la tête basse, le colonel Harris et son vieux sergent étaient tellement absorbés dans une partie de « haut les fusées » que Kurt dut se racler la gorge pour faire remarquer sa présence.
Le colonel leva la tête : « Vous avez changé d’avis ?
— Non, mon colonel, mais quelque chose a glissé.
— Quoi ?
— La coiffe du sergent Wetzel. Je préfère ne pas en parler. » Il se laissa tomber sur sa couchette et se prit la tête entre les mains.
« Excusez, dit le sergent, mais si le lieutenant n’a plus besoin de mon pantalon, j’aimerais bien le récupérer. Il y a des courants d’air dans les parages. »
Sans un mot, Kurt lui rendit ses vêtements, puis alla s’appuyer contre les barreaux et regarda dehors avec nostalgie.
Le vieux sergent, mécontent de s’être donné tant de mal pour rien, suggéra : « Et si vous sortiez par en haut, par le mess des officiers ? Si vous arrivez jusqu’à la porte sans vous faire voir, vous pourrez sortir sans problème. La sentinelle ne regarde jamais les visages : elle se contente de vérifier les galons. »
Kurt s’empara de la main grassouillette de Wetzel et la serra chaleureusement. « Vraiment, je ne sais comment vous remercier…, balbutia-t-il.
— Il est temps que vous l’appreniez, dit le colonel. Dans un régiment civilisé, l’usage veut qu’on dise “merci”.
— Merci ! dit Kurt.
— Pas de quoi, répondit le sergent. Prenez le premier escalier à votre gauche. Arrivé en haut, tournez de nouveau à gauche et suivez le couloir : il mène droit à la sortie. »
Kurt parvint sans encombre en haut de l’escalier et tourna à droite. Au bout d’une centaine de mètres, le couloir donnait sur un mur ; un étroit passage s’ouvrait toutefois sur la gauche. Il s’y engagea. Cette voie semblait également sans issue : il se retrouva dans une sorte d’antichambre, face à une imposante porte de bronze. Sans perdre de temps, il revint sur ses pas. En approchant du couloir principal, il ralentit. Des voix hargneuses se faisaient entendre. Il jeta prudemment un coup d’œil. Deux officiers engagés dans une violente dispute lui barraient le passage. Ils avaient manifestement bu, et le capitaine ne semblait pas traiter le commandant avec les égards dus à son rang.
« Je me moque de ce qu’elle a dit ! criait le capitaine. Je l’ai vue le premier ! »
L’empoignant par l’épaule, le commandant le projeta contre le mur. « Peu m’importe qui l’a vue le premier. Si tu ne la laisses pas tranquille, ça va mal aller ! »
Le visage du capitaine s’empourpra. Avec un rugissement de rage, il arracha le baudrier du commandant et lui en cingla le visage.
Les traits du commandant se figèrent. Il recula d’un pas, fit claquer ses talons en s’inclinant légèrement et dit :
« Aux poings ou à la hache ?
— À la hache !
— Je me permets de suggérer l’antichambre de l’arsenal. Personne ne viendra nous y déranger, dit le commandant avec une politesse glaciale.
— Comme vous désirez, mon commandant, répondit le capitaine avec une égale politesse. Votre baudrier, mon commandant. » Celui-ci le remit avec dignité et s’engagea dans le passage où Kurt se trouvait toujours. Faisant volte-face, il regagna rapidement l’antichambre. Dans un instant, il allait être pris au piège. Il fallait agir. De part et d’autre de la porte de bronze, des flambeaux fichés dans des torchères répandaient une clarté incertaine sur le dallage usé. Kurt regarda désespérément autour de lui. Il n’y avait d’autre issue que cette porte intimidante. Derrière lui, les voix se rapprochaient. Il se précipita en avant et, d’un geste décidé, abaissa une des lourdes poignées. La porte s’entrouvrit. Kurt se glissa de l’autre côté avec un soupir de soulagement.
La vaste salle était plongée dans la pénombre. Seul un pâle rayon de lune tombant de la lucarne qui s’ouvrait au centre du haut plafond lui permit de distinguer les objets aux formes inconnues qui l’entouraient. Il les contemplait, le souffle coupé, lorsque les voix des officiers le ramenèrent à la réalité.
« La porte de l’arsenal est ouverte !
— Et alors ? Seul le commandant en chef a le droit d’y pénétrer.
— Peu importe, Blick ne dira rien. Nous aurons davantage de place pour nous battre. »
Kurt explora avec affolement les ténèbres qui l’entouraient. À l’autre extrémité de la salle, il distingua une sorte de grande statue en bronze dont la surface polie reflétait la faible lumière. Tandis que la porte s’ouvrait derrière lui, il se faufila sans bruit jusqu’à l’objet. De près, cela ressemblait plutôt à un cercueil muni de pieds. Il se glissa dans l’ombre projetée par la statue, le corps plaqué contre le froid métal. Ce faisant, sa hanche appuya sur une protubérance ; aussitôt, avec un clic à peine audible, l’objet s’ouvrit comme une boîte à charnières, révélant une cavité ténébreuse. La statue était creuse !
« Ils n’auront jamais l’idée de regarder là-dedans », se dit Kurt. Non sans mal, il réussit à s’y introduire et referma le « couvercle » sur lui. La statue avait des pieds – ses jambes y tenaient à l’aise – mais était par contre dépourvue de bras.
Il était temps. Les deux officiers s’avancèrent jusqu’au milieu de l’arsenal et se firent face comme des coqs de combat. En sécurité dans l’incompréhensible statue, Kurt suivait attentivement tous leurs mouvements.
Soudain, la lune se refléta sur les lames d’obsidienne. Les deux hommes avaient dégainé. Ils restèrent un moment figés dans une terrible immobilité, puis le capitaine abattit son arme vers le crâne de son adversaire ; la hache fendit l’air avec un sifflement meurtrier. Une pluie d’étincelles jaillit lorsque le commandant para le coup ; d’un geste habile, il fit pivoter son arme vers le creux de l’estomac du capitaine. Celui-ci abaissa promptement sa hache pour détourner le coup, mais n’y réussit que partiellement. La lame d’obsidienne, aiguisée comme un rasoir, effleura ses côtes, et le sang se mit à goutter, noir à la lumière de la lune.
Kurt commençait à ressentir les premières atteintes de la claustrophobie, malgré la visière relevée. Les constructeurs de l’armure de combat impériale avaient recherché l’efficacité plutôt que le confort. Son malaise n’était nullement atténué par la pensée que les officiers risquaient de verrouiller la porte en ressortant. Des nuages noirs vinrent soudain cacher la lune ; la lumière glauque tombant de la lucarne s’assombrit au point que Kurt pouvait tout juste distinguer les silhouettes des deux officiers qui se battaient au centre de la salle.
L’obscurité augmentant encore l’intolérable sensation de claustrophobie, Kurt résolut de sortir de sa cachette. Mais il fallait faire vite. S’il parvenait à gagner la porte avant que la lune n’éclaire de nouveau l’arsenal, il avait une bonne chance de pouvoir se glisser dehors sans attirer l’attention des combattants. Il poussa de toutes ses forces la section mobile de l’armure, mais celle-ci refusa de s’ouvrir. Une panique incontrôlable l’envahit. Il devait pourtant exister un moyen… En palpant frénétiquement l’intérieur de la statue, ses doigts rencontrèrent un petit tableau de bord, placé au niveau de sa taille.
Qu’avait-il à perdre ? Il appuya au hasard sur un bouton. Un léger bourdonnement emplit aussitôt l’armure et Kurt se sentit devenir tout léger. Il eut un sursaut ; ce faisant, un de ses talons chaussés de métal donna un léger coup sur le dallage. Cela suffit. Doucement, comme un ballon pris dans un courant d’air, il dériva vers le centre de la salle. Il se débattit en vain, car il se trouvait déjà à une vingtaine de centimètres du sol et continuait à s’élever, lentement mais inexorablement.
Le duel se poursuivait toujours. Les deux hommes étaient passés maîtres dans le maniement de la hache et, bien qu’ils eussent un peu bu, offraient un magnifique spectacle. Le sang avait coulé, mais ce n’était que des estafilades ; aucun d’eux n’était encore sérieusement touché. Leurs attaques et leurs parades étaient d’une telle virtuosité que Kurt en oublia sa situation précaire. Le blond capitaine maniait sans doute un peu mieux la hache que son adversaire, mais celui-ci compensait en risquant de temps à autre des coups douteux, qui n’échappaient pas au regard exercé de Kurt. Lorsque le commandant tenta de porter un coup particulièrement déloyal, il n’y tint plus et s’écria, oubliant toute prudence :
« Abaissez votre garde, capitaine ! Il veut vous porter un coup bas ! » Sa voix se répercuta dans l’armure avec d’étranges échos métalliques.
Les deux hommes se tournèrent dans la direction de la voix et ne virent d’abord rien ; au bout d’un moment, le commandant finit par distinguer la menaçante silhouette qui se dressait dans la pénombre.
Laissant tomber sa hache, il se précipita vers la porte en hurlant : « L’Inspecteur général ! »
Le capitaine avait des réflexes un peu moins rapides. Avant qu’il ait pu détaler, Kurt passa la tête par l’ouverture du casque et lui cria : « Ce n’est que moi, Dixon ! Aidez-moi à sortir de là ! »
Le capitaine leva vers lui des yeux exorbités. « Qu’est-ce que c’est que cette machine ? Et que faites-vous ici ? »
Kurt dérivait maintenant à trois bons mètres du sol. Il se voyait déjà contraint de passer la nuit collé au plafond, ce qui ne l’enchantait guère. « Faites-moi, descendre, supplia-t-il. Je vous expliquerai tout après. »
Le capitaine bondit pour attraper le bas de l’engin, mais ne réussit qu’à imprimer à l’armure une légère poussée qui l’envoya presque jusqu’au plafond.
Rejetant la tête en arrière, il cria à Kurt : « Je ne peux plus vous atteindre. Il faudra trouver autre chose. Comment avez-vous fait pour entrer dans ce machin ?
— La partie centrale est articulée. Lorsque je l’ai refermée, elle s’est verrouillée d’elle-même.
— Eh bien, déverrouillez-la !
— J’ai essayé. C’est comme ça que je me suis retrouvé en l’air !
— Essayez de nouveau. Si vous parvenez à ouvrir le panneau, vous n’aurez qu’à sauter et je vous rattraperai.
— Un instant, j’arrive ! » Kurt choisit un bouton au hasard et appuya. Deux énormes jets de flamme jaillirent des réacteurs d’épaule, et l’armure partit vers le riel dans un rugissement assourdissant. Une microseconde plus tard, elle atteignit la lucarne. L’obstacle ôtait insignifiant. Il céda.
À quinze mille pieds, la pression atmosphérique diminua jusqu’au point où les systèmes automatiques prirent le relais. La visière se ferma hermétiquement. Kurt ne s’en rendit d’ailleurs pas compte : il avait perdu conscience depuis un bon moment. À trente mille pieds, le chauffage se mit en marche. Quarante secondes plus tard, l’armure échappa à la gravité et se retrouva dans l’espace.
La situation de Kurt aurait pu être pire : il lui restait deux heures d’oxygène.